78. MORTELS : 22 ANS
Je m’affale sur mon divan et saisis la télécommande. Mes mortels ont désormais 22 ans.
Sur la première chaîne : Eun Bi, après avoir terminé ses études de graphiste, travaille dans une firme de dessins animés où elle s’épuise à dessiner des décors, sans le moindre personnage. Le matin, elle fait deux heures de train de banlieue pour arriver à son atelier. Le réalisateur est un génie caractériel. Il ne parle pas à ses employés, il crie.
Eun Bi a poursuivi la rédaction de son livre sur les dauphins extraterrestres. Elle réécrit sans cesse l’intrigue mais ne parvient pas à trouver une structure de suspense solide. Alors elle recommence. Cela fait maintenant quatre ans qu’elle réécrit le même livre. Elle dessine pour gagner sa vie, elle écrit pour se détendre.
Sa relation avec ses parents devient de plus en plus tumultueuse et elle prend ses distances par rapport à son père. En revanche, sa relation avec Korean Fox a bien avancé. Il refuse toujours de montrer son visage mais il appelle tous les jours Eun Bi. À leur manière ils s’aiment. Deux esprits liés par les écrans de leur ordinateur. En parallèle, K.F. a créé leurs avatars dans le cinquième monde et les deux jeunes gens s’amusent à observer comment vivent leurs projections dans l’univers virtuel. À leur grand étonnement, si Eun Bi et le jeune homme ne se sont toujours pas rencontrés, leurs avatars sont déjà mariés et auront bientôt un enfant. Eun Bi s’est évidemment dit que leurs avatars avaient osé ce qu’eux n’avaient pas encore osé. En même temps elle respecte le secret de K.F. Elle a déjà proposé au jeune homme qu’ils se voient par vidéophonie mais il a décliné la proposition, ce qui l’incite à imaginer la raison de son refus. Peut-être est-il infirme, peut-être est-il difforme, ou juste très laid. À un moment elle se pose même la question : Et si c’était une fille ? Après tout avec un pseudo, sur Internet on peut tout se permettre. On a vu de gros barbus se faire passer pour des mannequins suédois, alors pourquoi pas le contraire. Eun Bi a fini par passer le cap, ils s’entendent si bien que le physique n’a plus d’importance. K.F., après avoir créé une association pour défendre le cinquième monde, a fini par trouver une entreprise d’électronique qui a sponsorisé son projet. Maintenant le cinquième monde est une PME dont il est l’un des cofondateurs. Leurs premiers clients ont été les enfants qui veulent garder une trace virtuelle de leurs parents mourants. Puis sont venus quelques joueurs, quelques expérimentateurs et même des sociétés de sondages qui voulaient tester leurs produits dans un jeu virtuel avant de les mettre sur le marché. K.F. annonce à Eun Bi qu’il a de grandes ambitions pour le cinquième monde : « Désormais, avant de faire une bêtise, on pourra la tester dans un monde presque semblable au nôtre. » À ses clients il tient un discours différent : « Ce que le cinquième monde vous offre c’est l’immortalité. Vous mourrez mais votre avatar vous survivra. Il pensera, agira et parlera presque comme vous le feriez. » Eun Bi rêve avec K.F. de refaire un monde artificiel où ce seraient eux qui établiraient les règles. Ils aiment à réfléchir sur le jeu informatique en ligne. « Un jour, j’arriverai à faire que nos avatars croient que ce sont eux qui décident de leur vie, et qu’ils sont libres. Un jour, j’arriverai peut-être même à leur faire ignorer qu’ils ont leur double dans le monde réel. » Si bien que Eun Bi devient amoureuse de Korean Fox sans le connaître. Elle ne connaît de lui que sa pensée créatrice et son pouvoir d’inventer un monde immense. « Pourquoi fais-tu ça ? demande-t-elle un jour, par mégalomanie ?
— Essentiellement pour me distraire, répond K.F. Après tout, que peut-il y avoir de plus distrayant que créer un nouveau monde ? »
Autant sa vie virtuelle se simplifie, autant sa vie réelle dans l’entreprise de dessins animés se complique. Un jour, sans raison, le réalisateur s’acharne sur elle : « Vous avez bâclé ces décors. » Elle reste comme tétanisée sous l’insulte. Autour d’elle, les autres ricanent. Elle s’effondre en pleurs et sort alors que l’hilarité générale envahit la salle.
Rentrée chez elle, en larmes, elle se branche sur K.F. et, n’osant lui révéler son humiliation, la fait raconter par son avatar. K.F. décide alors de créer dans le cinquième monde un laboratoire où des scientifiques virtuels mettront au point un logiciel qui infecterait les machines de son entreprise. « Ils ruineront ton patron indélicat, et jamais on ne pourra remonter jusqu’à eux, ce sera une création d’Internet », dit-il. Eun Bi est troublée. Ainsi le cinquième monde pourrait intervenir sur le premier… Cela lui ouvre de grandes perspectives. Elle décide d’utiliser sa colère, son amour et son émerveillement pour rédiger une énième version de son roman « Les Dauphins ».
Deuxième chaîne. L’Afrique. Kouassi Kouassi, en tant que futur chef de la nation baoulé, est envoyé par son père en France pour y apprendre la loi des Blancs.
La première partie de son voyage même le surprend, la voiture qui le sort de son village est une Peugeot 504 break, taxi de brousse qui contient déjà une dizaine de personnes. Le plancher étant percé, il y a un nuage de poussière à l’intérieur de la voiture alors qu’à l’extérieur tout est clair. Sur le tableau de bord une inscription : FAITES CONFIANCE AU CHAUFFEUR, MALGRÈ LES APPARENCES IL SAIT OÙ IL VA. Justement le conducteur s’arrête devant une cabane et, alors que tous les passagers transpirent abondamment sous la tôle, lui prend une bière avec ses amis. L’attente dure.
— Des poulets qui étaient dans une valise percée en forcent la serrure, se répandent dans la voiture et caquettent en battant des ailes. Puis la route reprend. Kouassi kouassi aperçoit aux alentours de la capitale plusieurs buildings dont ne sont construits que les premiers étages. Alors qu’il s’en étonne, un passager lui explique que les promoteurs ont commencé les travaux puis sont partis avec l’argent des futurs propriétaires. L’escroquerie est si fréquente que les gens habitent les chantiers en tendant des bâches en guise de plafonds.
Kouassi Kouassi éprouve une certaine appréhension en montant dans l’avion, il se demande comment ce tas de tôle fumant peut narguer les oiseaux. Il finit par conclure que c’est un phénomène magique, et que c’est la croyance de tous les passagers qui maintient l’engin en suspension dans les airs. Le sorcier lui a donné un grigri pour le protéger du monde des Blancs.
Il l’a glissé dans un petit étui en cuir et, durant tout le trajet, il le serre dans sa paume moite. La vision de la Terre vue du ciel est pour lui une frayeur puis un émerveillement. Ainsi c’est cela sa planète, des moutonnements de forêts, des côtes, la mer, qui lui semble infinie. Jamais il ne l’avait imaginée ainsi. L’atterrissage est un soulagement. Les formalités douanières lui paraissent un rituel étrange, mais un passager l’aide à trouver les bons papiers à présenter. Le taxi qu’il prend à Paris est bien différent de celui qui l’a conduit à Abidjan. Non seulement il est seul dans la voiture, mais pendant tout le trajet, le conducteur se tait, se contentant de parler de temps en temps au téléphone portable qu’il garde en permanence à l’oreille.
Kouassi Kouassi arrive enfin à Paris, mais même s’il a déjà vu la capitale française à la télévision dans sa case, il va de surprise en surprise. La première c’est l’odeur. Tout ici sent l’essence cuite, partout il y a des relents de fumée industrielle. Il met du temps à détecter des repères olfactifs agréables. Des odeurs d’arbres, des odeurs de viande grillée. La deuxième sensation étonnante est qu’on ne voit nulle part la terre. Tout le sol est recouvert soit de béton, soit de goudron. Kouassi Kouassi ne peut s’empêcher de penser que c’est comme si les Blancs avaient recouvert la nature d’un emballage pour ne pas la voir ni la toucher.
Il rejoint un groupe d’Ivoiriens déjà installés à Paris et qui commencent à lui expliquer les coutumes locales. Il faut toujours avoir de l’argent sur soi. On ne peut pas se nourrir avec les fruits qui traînent. Tout appartient à quelqu’un et ce qu’on veut il faut l’acheter. Il découvre en discutant avec un épicier parisien que les ananas de Côte d’Ivoire arrivent à Paris encore verts, sont mûris à Rungis, puis envoyés sur le marché parisien, puis sur le marché… ivoirien.
Les Ivoiriens de Paris ont leurs restaurants, leurs boîtes de nuit, leurs lieux où ils se retrouvent dans le quartier de la gare de l’Est. Plusieurs amis se proposent de lui trouver une femme, voire plusieurs, mais Kouassi Kouassi ne veut pas rester au milieu de son village en miniature. Il dit qu’il veut connaître le reste de la ville. On lui propose une visite guidée.
C’est ainsi qu’il monte sur la tour Eiffel, une sorte de gros pylône électrique qui a l’air d’impressionner tout le monde. Il découvre le musée du Louvre où personne ne parle et où les tableaux ne sont peints qu’avec des couleurs ternes.
Alors qu’il marche tard le soir à travers les rues de Paris, il voit un jeune qui court et arrache le sac d’une fille. Il le poursuit, le rattrape facilement, puis récupère le sac. « Pourquoi fais-tu ça ? » demande le jeune homme. « De toute façon elle est bourrée de tunes la fille, elle a pas besoin de son sac. » L’argument surprend Kouassi, il rend le sac et discute avec la victime. « Pourquoi avez-vous fait ça ? » demande-t-elle aussi. « Décidément, se dit Kouassi Kouassi, c’est étrange, tout le monde ici semble trouver normal qu’un type vole un sac. »
Il discute avec la jeune femme. Il lui propose de dîner au restaurant mais elle décline l’invitation. Étrange endroit où l’on trouve normal de se faire voler et anormal de se faire inviter au restaurant. Cependant, avant de partir, la jeune fille lui demande son numéro de téléphone portable, et comme il signale qu’il n’en a pas, elle hésite, puis lui propose de le retrouver la semaine suivante au même endroit.
Troisième chaîne. Théotime, une fois de plus, est moniteur de colonie de vacances pour gagner sa vie. Dans le groupe des adolescents, un certain Jacques Padova l’impressionne par son calme imperturbable.
— D’où te vient ce calme ? demande Théotime.
— C’est le yoga.
— Le yoga, je connais.
— Le mien est un peu spécial, c’est un yoga des origines, on appelle cela le Yoga royal ou Raja Yoga.
On dit que c’est jadis un homme-poisson qui l’a enseigné aux hommes.
— Apprends-le-moi, demande alors Théotime.
Et Jacques Padova lui enseigne quelque chose qui ne ressemble en rien à ce que le jeune homme croyait être jusque-là le yoga. Il dessine sur un papier un petit rond noir de trois centimètres de diamètre. Il le colle au mur et lui dit de le fixer le plus longtemps possible sans ciller.
— Il faudra que tu pratiques cet exercice tous les jours.
Au début c’est difficile, puis Théotime y arrive. Au bout du troisième jour tout ce qui est autour du rond disparaît, il n’y a plus que le rond qui est comme une flamme qui irradie.
Puis Jacques Padova apprend à Théotime à respirer.
— Il faut le faire en trois phases, une première pour inspirer en gonflant le ventre, puis les poumons. Une deuxième pour bloquer la respiration. Puis une troisième pour souffler d’abord par les poumons, ensuite par le ventre. Les trois phases doivent être de même durée.
Jacques Padova lui apprend alors à sentir ses battements cardiaques (ce petit frémissement intérieur de plus en plus net), et à les maîtriser par la volonté. Théotime visualise son cœur et le voit aller plus vite ou plus lentement.
Parallèlement il a des problèmes avec les autres moniteurs. On se moque de lui, on l’appelle le « disciple du jeune gourou », on dit qu’il est tombé dans une secte. Le moniteur de judo, un homme corpulent qui le dépasse d’une tête, l’interpelle un soir. Il dit qu’il veut voir si son yoga est meilleur que son judo. Théotime ne sait comment réagir. Il essaie de rester calme et de ne pas prêter attention à cette provocation.
Mais l’autre le soulève et le projette à terre d’un mouvement d’épaule. Théotime se relève, prêt à lui montrer ce qu’il a appris en boxe, mais le professeur de judo lui saisit le bras et le tord.
Le dos douloureux, Théotime grimace.
— Tu vois, ton yoga te sert à rien. Tu ferais mieux d’apprendre le judo pour te défendre.
Un peu amoché, surtout dans son amour-propre, Théotime raconte l’histoire à Jacques.
— Et là, ton Yoga dit de faire quoi ? demande-t-il.
— Rien. Ne réponds pas à la violence, ne cède pas à la provocation.
— Pourquoi m’attaquent-ils ? demande Théotime.
— Parce que tu n’as pas encore fait la paix en toi.
— Eh bien il va me casser la figure encore souvent… cette grosse brute.
— Cette violence n’existera que si tu entres dans le rôle de la victime. C’est ce qu’il souhaite. N’y pense plus.
— Et s’il ne s’arrête pas ?
Le lendemain matin ils montent dans la forêt, et là, Jacques Padova lui apprend à faire le vide dans sa tête.
— Il faut choisir une posture, l’idéal étant le lotus, les jambes croisées.
Mais Théotime n’est pas assez souple. Jacques lui propose de s’asseoir confortablement en tailleur et de fermer les yeux. Puis il conseille d’une voix douce :
— Chaque fois qu’une pensée arrive, tu la regardes, tu l’identifies, et tu la laisses passer comme un nuage poussé par le vent. Quand toutes tes pensées seront loin, il n’y aura plus rien, que le vide, et là tu te ressourceras vraiment. Parce que tu auras arrêté cette épuisante machine à penser à n’importe quoi, n’importe comment. Parce qu’une fraction de seconde tu auras eu accès à ta vraie nature. Celle qui n’a peur de rien et qui sait tout.
Théotime, impressionné, essaye plusieurs fois de faire le vide, mais n’y parvient pas.
— Montre-moi, dit-il.
Jacques Padova se place en position du lotus et reste immobile. Un moustique se pose sur sa paupière, plante son dard dans la fine membrane, mais le yogi ne le chasse même pas.
Au bout d’une demi-heure, Jacques Padova rouvre les yeux.
— Il faut faire ça tous les jours, dégager son esprit et faire le vide. Plus on pratique et plus c’est facile. La respiration nettoie les poumons, la concentration nettoie les yeux, la méditation nettoie le cerveau. Quand tout est calme, ton âme peut enfin briller. Un jour, je t’apprendrai comment sortir de ton corps pour voyager dans l’espace et dans le temps, sans limite.
Un instant, Théotime se demande si ce type n’est pas un extraterrestre, un messie ou un fou.
— Ce sont tes désirs qui te font souffrir, dit Jacques. Tu es tout le temps là à vouloir plein de choses. Et quand tu les as, tu ne sais même pas les apprécier. Tu as ce que tu veux, tu veux ce que tu n’as pas. Essaie juste d’apprécier d’être là, vivant.
— Ce n’est pas facile, répond Théotime.
— Si on devait résumer mon enseignement à une phrase, ce serait : « Pas de désirs, pas de souffrance. »
— Mais tu ne désires rien, toi ?
— Je désirais te transmettre cela… et c’est fait, conclut-il.
Quand ils se quittent, Théotime sait que Jacques le marquera pour longtemps.
De retour en Crète, Théotime cherche un club de yoga pour poursuivre l’enseignement de son ami. Il trouve des cours de Raja Yoga. Mais dans ce club le yoga ressemble à de la gymnastique pour dames désœuvrées qui ne parlent à la fin des séances que de recettes de cuisine bio au tofu et au blé germé. Déception.
Il continue à fixer le petit rond sur le mur. Il continue d’essayer de maîtriser sa respiration et les battements de son cœur. Il continue à essayer de prendre une demi-heure le matin pour faire le vide dans son cerveau.
Puis, comme personne ne l’encourage, il finit par pratiquer de moins en moins et s’arrêter.
J’éteins le téléviseur.
Bon sang ! C’est ça l’idée ! Ce mortel vient de me fournir la solution. Le calme, le lâcher-prise, le yoga, « pas de désirs, pas de souffrance ». Ce jeune garçon de 16 ans n’a pas seulement instruit un mortel de 22 ans, il a instruit un dieu de 2000 ans.
J’enfile une tunique et des sandalettes.
La porte de la chambre s’ouvre. Mata Hari me fait face.
— Fais-moi l’amour, là, tout de suite ! dit-elle.
— Mais je croyais que tu étais fâchée, m’étonné-je.
Elle me saute dessus, plaque ses lèvres sur ma bouche et avec des gestes brutaux m’arrache ma toge pour me mettre nu. Puis elle se déshabille et frotte son torse contre le mien.
Je crois que je ne comprendrai jamais rien aux femmes.
Une heure plus tard, elle prend la télécommande, allume la télévision et tombe pile sur la troisième chaîne où elle voit Théotime en position de demi-lotus essayant de se livrer à une méditation.
Soudain l’idée me revient. Je me lève et fais mine de sortir.
— Où veux-tu aller ? Aujourd’hui c’est relâche. Tu ne vas pas encore vouloir LA retrouver.
— Non. Ce n’est pas ça.
Comme mue par une intuition, elle s’interpose entre moi et la porte.
— Tu veux tricher ? Tu veux jouer durant le temps de relâche ? Tu veux te rendre chez Atlas ? C’est interdit. Souviens-toi, Edmond Wells a déjà été éliminé pour ça.
— J’ai échoué avec mon Atlantide parce que Aphrodite m’avait repéré, mais il n’est pas dit que j’aie toujours cette malchance.
— Arrête.
— Il n’y a que lorsqu’on triche qu’on est vraiment maître des situations.
— D’accord. Dans ce cas, je viens avec toi, déclare-t-elle.
— Trop risqué. À deux on va se faire avoir. Comme tu l’as dit, j’ai déjà perdu Edmond… jamais je ne prendrais le risque de te perdre, toi.
Elle me fixe comme pour me sonder.
— Je ne veux plus subir le scénario du livre. La meilleure manière de prévoir à coup sûr le futur est… de le créer soi-même.
La phrase résonne.
— Je viens avec toi, enchaîne-t-elle, encore plus déterminée. Nous sommes ensemble maintenant, nous faisons les choses ensemble. Je partage ta vie, je partage tes risques. Je partagerai donc aussi ce futur que tu veux créer.